Gérard Dubois, 58 ans, est père de famille et fonctionnaire à La Poste. Il est aussi maire de la petite commune de Pessat-Villeneuve dans le Puy-de-Dôme. Situé à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand, le village s’est vu propulsé dans la lumière médiatique en novembre 2015, lorsque son édile décide d’accueillir quarante-huit réfugiés dans le château vide de la commune. Depuis, Pessat-Villeneuve, qui compte 656 habitants, a accueilli plus de 500 migrants et réfugiés. L’élu au cœur qui penche à gauche revient avec émotion, rire et fierté sur cinq ans d’histoire hors norme.
Pourquoi avoir lancé cette initiative d’accueil ?
Le déclic, c’est ma fille. Tout début septembre 2015, il y a cette photo du petit Aylan, dont le corps gît sur une plage turque, qui fait le tour du monde. C’est elle qui me dit, “papa il faut que tu voies ça c’est atroce”. Je le fais le lendemain et je prends un sacré coup de poing au foie. C’est une vraie prise de conscience. Je me dis : on ne peut pas laisser mourir ces personnes dans la Méditerranée, il faut les accueillir.
Comment cela s’est-il mis en place ?
J’ai un conseil municipal qui se tient le lendemain. Avec les quatorze autres élus, nous parlons d’accueillir une ou deux familles de réfugiés syriens. Une semaine après, le préfet réunit les maires de la région pour discuter de l’accueil : 470 communes sont représentées, nous sommes une trentaine à être volontaires. Je prends la parole pour évoquer notre possibilité d’accueil : “moi, M. le Préfet, j’ai un château », ce qui fait rire l’assemblée. Le lieu était disponible sur la période hivernale, car nous le mettions à la location touristique qu’à partir du printemps à l’automne. Mais ma proposition n’intéresse pas, je me fais renvoyer dans les 22 comme on dit au rugby. Un mois plus tard, le soir du 26 octobre, je reçois un coup de fil de la préfecture qui me demande si je suis toujours prêt à accueillir, je dis oui. On me dit “vous allez accueillir 100 migrants”. Je me retrouve un peu con. Le lendemain, nous vérifions les normes du lieu et nous parlons du dispositif des Centres d’Accueil et d’Orientation (CAO) que le Ministère de l’Intérieur vient de lancer. Le but est d’accueillir dignement et humainement les migrants, leur permettre un accès aux soins, les orienter vers les Centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) et les accompagner dans leurs démarches. Le lieu convient à la préfecture et nous retombons d’accord sur l’accueil finalement de cinquante personnes, en provenance de la jungle de Calais. J’appelle mes élus pour voir avec eux : 80% sont d’accord. Nous avons ensuite une réunion avec de multiples et divers acteurs pour organiser cet accueil, comprenant l’association retenue pour nous accompagner, Forum Réfugiés. Cette semaine-là, tout s’est passé très vite. Donc ce qui a été compliqué, c’est la communication auprès des habitants. Jusqu’au dernier moment, l’accueil pouvait ne pas se faire. Mais une fois acté, lorsque le lundi matin la préfecture m’appelle pour me dire que le premier bus arrive le lendemain, je dois avertir la population. Du coup, mon employé communal va vite distribuer le communiqué dans les boîtes aux lettres. Je présente le truc comme je l’ai toujours imaginé et vécu : c’est une action d’urgence humanitaire, de mise à l’abri. Mardi 4 novembre, à 20h30, toute la presse locale est là devant le château quand le bus pénètre à l’entrée. Descendent quarante-huit jeunes hommes. Ils n’avaient rien, à part un mini sac ou baluchon, la fatigue se lisait sur leurs visages, et étaient presque apeurés car ils ne savaient pas où ils arrivaient. Il y a trois érythréens et les autres sont soudanais. Après la prise de parole du préfet, nous les avons accueillis, avec une traductrice qui parlait arabe pour faciliter les échanges. Un staff médical était présent, nous n’avions pas encore les bénévoles. Le lendemain, Pessat-Villeneuve fait la Une de La Montagne et c’est parti pour dix jours !
Le Château de Pessat Villeneuve “Le château de Pessat-Villeneuve qui date du 18ème siècle, avait été racheté dans les années 1950 par Air France pour en faire une colonie de vacances. La mairie l’a racheté en 2012/13 pour investir les lieux : le but était d’y installer les nouveaux bureaux de la mairie, chose faite en 2018, un centre de loisirs pour les enfants, des équipements touristiques et de pouvoir utiliser sa salle de restaurant pour accueillir des festivités. Sa valeur patrimoniale est forte, et sept hectares en plein milieu du village c’est quand même quelque chose. ” |
Comment se passent les jours qui suivent ce premier accueil ?
Trois jours après, on tient une réunion publique à l’école. Juste avant sa tenue, j’étais dans un état second. J’avais mis une chemise blanche et dit à mes conseillers “ça permettra de voir le sang si je me prends des coups”. C’est de la folie, plus de 300 personnes sont dedans ou dans la rue. J’étais sous protection policière, des gendarmes en civil étaient là, prêts à m’exfiltrer si cela ne tournait pas. Je ne suis pas seul face à la foule, l’association est là et la préfecture aussi. Le summum est atteint lorsqu’une mère de famille, que je connais bien, s’exclame : “ils vont violer mes enfants !”. Je me dis que ce n’est pas possible, que mon action entraîne des comportements surréalistes. Une seule voix dans le brouhaha, demande “comment vont-ils?”. Je fais exprès de faire reposer à la dame sa question. C’est un vrai rebond dans la réunion car l’on redonne leur dignité aux exilés, on s’intéresse enfin à eux en tant qu’êtres humains ! Donc nous repartons sur une discussion positive, on laisse la place à la parole des médecins etc. Bien sûr, nous avons d’autres interpellations, comme ce voisin du château qui s’insurge sans honte : “M. le Maire, ma maison va perdre de la valeur à cause de vous !”. Et bien sûr, des gens annoncent que les migrants vont tout détruire dans le château, salir la propriété… une image amalgamée, associée aussi à l’état de la jungle de Calais qu’on voyait dans les médias. Mais une anecdote résume bien ce qui ressort de la réunion. À la fin, un ancien maire d’un autre village vient me signaler sa solidarité face à cette situation : avec sa femme, il sera le premier bénévole du centre, et ils sont toujours là aujourd’hui.
Cette action très médiatisée a engendré un mouvement de haine à votre encontre et celle de la ville. Pouvez-vous nous en parler ?
C’est un moment où, en tant que maire, je ne maîtrisais plus grand-chose. La municipalité recevait deux, trois, puis cinquante coups de fil anonymes : c’est monté jusqu’à deux cent. On a donc dû couper le standard, les appels étaient envoyés sur la préfecture. Plus tard j’ai rencontré une des standardistes et elle m’a dit : “Monsieur, vous ne pouvez pas imaginer les appels reçus, j’en ai pleuré des fois”. Moi, à mon domicile, j’ai reçu des lettres anonymes. Pour ma part, je n’étais pas trop présent à ce moment là sur les réseaux sociaux, mais les élus me relayaient une partie des messages Facebook. Donc je découvre tout un réseau d’extrême-droite qui sait se mobiliser pour harceler. L’histoire du Château, dont j’ai joué parfois, nous a aussi desservi : un site d’extrême-droite titrait “voilà où François Hollande loge les migrants”. Et puis découvrir que vous êtes condamné à mort sur un site d’extrême-droite, ça remue car ça atteint des sommets : on a peur pour sa sécurité mais surtout celle de sa famille. Ça fait froid dans le dos d’imaginer jusqu’où ça peut aller pour un simple geste d’accueil.
À la suite, comment s’est passé ce premier accueil et quand s’est-il terminé ?
Pour la petite histoire, dans ce premier groupe, il y avait une femme, Merry, que l’on a découvert le deuxième jour. Elle était avec son compagnon et on a découvert qu’elle était enceinte. Son bébé, Joseph, est né au mois de juin 2016 à Clermont-Ferrand : il est le symbole de ce lieu d’accueil et donne l’occasion de se retrouver chaque année. Pour résumer, ces mois d’accueil, entre novembre 2015 et avril 2016 ont donc été intenses. Les parcours de vie on les avait en face de nous, comme les histoires dramatiques d’exil. J’ai eu des médecins qui pleuraient cachés tant ils avaient du mal à encaisser ce qu’ils voyaient. Durant cette période, certains sont partis, ce qui a fait qu’on a accueilli de nouveaux migrants. C’était un grand moment car les demandeurs d’asile qui étaient arrivés quelques mois plus tôt ont accueilli les nouveaux arrivants sous les applaudissements. Le rôle des bénévoles a été prépondérant : ils ont initié par leur présence tous les jours la routine pour les démarches, les repas, les transports, les loisirs… Fin mars, comme convenu, le CAO a fermé et les personnes accueillies ont été dispatchées dans des logements ailleurs. Et pour la plupart le parcours a continué car le statut de réfugié ne s’obtient pas rapidement. J’avoue qu’à ce moment-là, quand je ferme le château, je suis bouleversé, je me demande ce qu’ils vont devenir. Si je regrette quelque chose à cette période, c’est de ne pas avoir fait une journée portes ouvertes pour montrer l’état du château aux réfractaires : tout était en parfait état bien sûr, mais j’avais entendu tellement d’énormités…
REPÈRES : l’accueil à Pessat-Villeneuve novembre 2015 – mars 2016 : première vague d’accueil, il s’agit du premier CAO du Puy-de-Dôme à ouvrir. La commune accueille au château 48 jeunes hommes adultes, venus de la jungle de Calais. octobre 2016 – avril 2017 : seconde vague d’accueil, réouverture du CAO. Accueil de 70 jeunes hommes, majoritairement afghans et quelques soudanais. décembre 2017 – avril 2018 : troisième vague d’accueil, réouverture du CAO. Beaucoup d’enfants et de femmes. mai 2018 – septembre 2019 : quatrième vague d’accueil, ouverture du CARR pour réfugiés statutaires, réinstallés. octobre 2019 – aujourd’hui : cinquième vague d’accueil, cette fois-ci pérenne avec la transformation de la structure en CPH. |
Comment l’accueil a-t-il repris à Pessat-Villeneuve ?
C’est finalement début septembre que la préfecture me rappelle pour rouvrir le CAO car le démantèlement de Calais se présageait. Cette fois-ci, nous votons au Conseil municipal la réouverture. Les relations se tendent un peu, même avec des élus qui me soutiennent car ils se sont retrouvés à devoir infirmer et confronter les gens dans leur entourage. Un élu claque la porte et quitte sa fonction quelque temps plus tard. Mercredi 26 octobre 2016 arrive un nouveau bus et une population différente : deux tiers des jeunes hommes accueillis sont Afghans et un tiers soudanais. C’est reparti : Pessat-Villeneuve fait la Une et recommence à recevoir des menaces. La différence, c’est que cette fois, je suis sur Facebook ! À ce moment-là, la préfecture me prend aussi comme ambassadeur auvergnat : je fais le tour des communes pour voir qui serait prêt à accueillir et j’appuie durant les réunions, comme à Loubeyrat, les maires qui sont décidés à passer à l’action. Et puis nous refermons le centre le 3 avril 2017. Cette fois-ci, nous nous disons qu’il faudrait pérenniser l’accueil, car les démarches de réactivation du centre sont lourdes. Donc je propose un projet d’accueil pour 2 ou 3 ans à la préfecture, mais je n’ai pas de retour particulier.
En 2017, vous entamez donc des démarches pour pérenniser cet accueil. Pouvez-vous nous expliquer ce chemin vers un nouveau statut ?
Fin 2017, une association nommée Ce-cler souhaite candidater pour gérer un Centre Provisoire d’Hébergement (CPH) et cherche un site. Ça correspondait à notre projet, donc nous nous associons et montons un dossier face à cinq autres candidats, lequel ne sera pas retenu. Entre-temps, durant la semaine de Noël, la préfecture m’appelle en urgence pour rouvrir le CAO. Début janvier, elle a quelque chose à nous proposer : l’accueil pendant quelques mois de réfugiés réinstallés et un statut de CPH dès octobre. Du coup, nous n’avons pas fermé le CAO jusqu’à l’ouverture du projet d’accueil de 70 réfugiés réinstallés, le 31 mai 2018. Ce centre temporaire nous l’avons baptisé CARR pour faire écho aux vingt-deux bus qui ont, au total, mené nombre de demandeurs d’asiles au château depuis 2015. Cette fois-ci, nous avons accueilli des réfugiés statutaires : ils ont obtenu le statut à l’étranger. Jusqu’à octobre 2019 et le maintien du dispositif, c’était un rythme très soutenu puisque tous les 4 mois nous en accueillons par vagues de nouveaux, dont beaucoup d’enfants et de femmes. Ils restaient 8 mois sur site puis étaient ensuite accompagnés pendant 4 mois. Nous avons scolarisé les enfants et ce qui a changé pour les adultes avec le CPH c’était que les cours de français étaient dispensés non plus par des bénévoles mais par des professionnels. Puis en octobre 2019, après leur départ, nous sommes devenus un CPH. La différence avec le CAO c’est que nous accueillons uniquement des personnes reconnues statutairement comme réfugiées et que leur séjour dure neuf mois sur site puis est suivi de trois mois d’accompagnement. Depuis, nous avons moins d’arrivées groupées, cela se fait au fil de l’eau, ce qui facilite l’insertion professionnelle.
Comment le CPH et ses équipes ont-ils fait face à la crise du Covid-19?
Depuis que le CPH est administrativement complètement autonome, j’ai un peu lâché prise mais c’est bien l’association Cecler, qui gère le quotidien. Dès le mois de mars, ils ont créé une cellule externe d’urgence pour accueillir, soigner et isoler les résidents ayant le Covid. Ce qui fait que quand on a eu des cas, ils ont tout de suite été isolés, ce qui a permis de briser les chaînes de contamination et d’éviter un cluster. Début novembre parmi les 70 réfugiés hébergés, il y a eu 16 cas mais l’association, très vigilante, a isolé, et depuis nous n’en avons pas eu d’autres. Le centre a été vraiment fermé durant une période, même aux bénévoles et au personnel de la mairie. Encore aujourd’hui, nous restons très prudents. Et puis durant la première vague nous avons eu une très belle action, “l’opération des masques” par Hamidullah. C’est un jeune réfugié afghan qui a fabriqué des masques pour le centre et pour la population : il en a fait plus de 700 au total. Nous en avons offert aux élus et organisé une distribution.
Vous avez été réélu en juin dernier maire de la commune. Doit-on y voir une consécration si ce n’est une validation de cette politique?
Le juge de paix, c’était en effet ces élections municipales de 2020. Quand je remets mon titre en jeu, je sais que je joue mon mandat sur cette politique d’accueil. Et je porte ce nouveau projet de CPH, un vrai engagement sur le long terme : un agrément sur site pour quinze ans. Je m’attends à quelque chose de peut-être violent, et en plus, pour des salades politiques locales, une opposition s’est créée. Mais ma réélection montre que chez les Pessatoises et Pessatois, le ressentiment n’a pas pris le pas.
Personnellement, que vous a apporté cette expérience ?
Outre les liens durables et profonds noués avec nombre des réfugiés, j’ai eu la chance et de vivre des expériences folles. J’ai noué relation avec Pascal Brice, directeur à l’époque de l’OFPRA, ou encore Céline Schmitt, porte-parole du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations-Unis (HCR). Le premier contact avec elle, c’est à la suite de son invitation pour que je participe au TedxChamps-Élysées le 19 juin 2016 ! C’était une expérience forte, très impressionnante, et c’est là que je rencontre pour la première fois Pascal Brice. Au printemps 2017, j’ai même été décoré de la légion d’honneur. C’était une grande surprise pour moi. Je le reçois à titre individuel, mais l’accueil est une œuvre collective, donc cet honneur est une fierté collective. Et puis j’ai reçu ici des personnes éclectiques comme Manuel Valls en campagne pour les primaires de la gauche, Cédric Herrou, Ian Brossat… Pessat-Villeneuve s’est aussi retrouvée listée parmi les villes mondiales en faveur de l’accueil des réfugiés par le HCR, à côté de New York, Berlin… de la folie. Si je continue de saisir ces opportunités d’échange, c’est pour parler positivement de notre histoire.
Pour résumer, quel regard portez-vous sur ces 5 ans d’accueil à Pessat-Villeneuve ?
C’est une sacré aventure humaine. Les réfugiés qui sont accueillis ici sont des invités : nous les accueillons à bras ouverts, dans de bonnes conditions. Si c’était à refaire, je referai tout pareil. Ça n’a pas été toujours très facile mais ce parcours a permis de montrer qu’il y a un élan de générosité très fort ! Et puis les prix de l’immobilier ont continué à monter, si ça peut en rassurer certains. Il y a un marqueur aujourd’hui à Pessat-Villeneuve. Sur moi aussi : je suis le maire qui hérisse le poil des fachos, comme l’a écrit un journal satirique du sud de la France, et ça va très bien. Les bénévoles, je les admire et les remercie, le centre vit grâce à eux.
Marie Pouzadoux